Mon, 27 Nov 2023 in Verbum et Lingua
Bien sûr: surjouer l’assentiment pour marquer la politesse ?
Resumé:
La contribution s’interrogera sur le rapport entre le marqueur de discours bien sûr et l’expression de la politesse linguistique à partir du concept goffmanien de « face » et les modèles théoriques développés par Brown / Levinson et Kerbrat-Orecchioni. Après l’analyse morphologique et sémantique de la locution, puis une mise en lumière des liens entre surjeu discursif et politesse marquée, l’étude se concentrera sur les emplois de bien sûr dans un corpus oral récent en langue française (réunions enseignantes). Les occurrences relèvent aussi bien de la position réactive que de l’usage monologique au service de la concession. Partant du « travail de figuration » à l’oeuvre dans ces interactions et du rôle que le marqueur joue dans la relation intersubjective (rapprochement vs. éloignement), il s’agira de déterminer dans quelle mesure bien sûr constitue un procédé de « politesse positive » et / ou « politesse négative ».
Main Text
1. Introduction
- (1). Scène au restaurant:
- - la cliente : « Est-ce qu’on pourrait avoir de l’eau, s’il vous plaît ? »
(2). Scène dans une salle de classe:
- la professeure à l’élève : « Nadia, tu veux bien prêter ton cours à Pierre pour qu’il rattrape? »
- l’élève, avec empressement dans la voix et l’attitude : «Oui, bien sûr!»
Ces deux situations2 du quotidien mettent en scène deux personnes sociales entretenant un rapport de subordination − dans un contexte commercial en (1) et scolaire en (2) − légitimant la formulation d’une demande et pouvant3 expliquer que le serveur en (1) et l’élève en (2) s’exécutent pleinement et immédiatement. La réponse « bien sûr » est une marque de politesse d’abord au sens courant du terme : « manière de se conduire correspondant aux bons usages du monde » (Rey, 2000, p. 2828). Comme le fait remarquer Haverkate (1994, p. 11), le lien sémantique avec l’étiquette sociale reste plus visible dans les équivalents rappelant la vie à la cour, de langues telles que l’espagnol (cortesía, de corte) et l’allemand (Höflichkeit, de Hof). Le français dispose certes du terme de courtoisie, mais il « se maint[ient] comme un mot secondaire par rapport à politesse et exprim[e] l’idée d’une politesse plus traditionnelle, plus raffinée » (Rey, 2000, p. 930).
La nécessité d’une bonne conduite en société tient, selon Erving Goffman, à l’enjeu de la « face », définie comme « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » (Goffman, 1974, p. 9). Parallèlement à l’image publique, l’éthologue considère que la personne sociale est animée du désir, du besoin de défendre un « territoire », notion d’abord symbolique renvoyant à la liberté d’action, à la non-contrainte par quiconque. Dans le modèle goffmanien, tout mouvement entre personnes sociales a des implications sur la face et le territoire des uns et des autres - et en est en même temps une constante tentative de préservation, dans le domaine verbal et non-verbal.
L’assentiment franc et immédiat véhiculé dans les exemples (1) et (2) relève ainsi de ce que Goffman appelle « travail de figuration » (face-work): celui qui répond par « bien sûr » cherche à donner une bonne image de soi, en raison d’un bénéfice matériel, symbolique ou affectif qu’il pourrait en tirer.
Penelope Brown et Stephen Levinson traduisent, quant à eux, l’enjeu que représente une attitude ou un énoncé pour la face des différents protagonistes en gestion de « désirs » (wants) des uns et des autres : « We treat the aspects of face as basic wants, which every member knows every other member desires, and which in general it is in the interests of every member to partially satisfy. » (Brown et Levinson, 1978, p. 67). Leur terminologie diffère légèrement de celle de Goffman : la notion de « face » telle que la théorise celui-ci devient « face positive » et le terme de « territoire » disparaît au profit de « face négative ». Les auteurs partent du postulat que chaque acte, i. e. toute réalisation d’une intention de communication, verbale ou non-verbale (Brown et Levinson, 1978, p. 70) a un potentiel de menace (face-threatening act ou FTA) vis-à-vis des quatre faces en présence − face positive du locuteur, face positive de l’interlocuteur, face négative du locuteur et face négative de l’interlocuteur − et que cette menace est actualisée ou non, avec une ou plusieurs dominantes quant à la face touchée (Kerbrat-Orecchioni, 1996, p. 52).
Chez Brown et Levinson, la politesse, linguistique mais également gestuelle, est considérée comme un correctif aux FTA. Ce modèle distingue «politesse positive» (positive politeness) et « politesse négative » (negative politeness) selon si l’acte menaçant touche la face positive ou négative du locuteur et/ou de l’interlocuteur :
By redressive action we mean action that ‘gives face’ to the addressee, that is, that attempts to counteract the potential face damage of the FTA by doing it in such a way, or with such modifications or additions, that indicate clearly that no such face threat is intended or desired, and that [Speaker] in general recognizes [Hearer]’s face wants and himself wants them to be achieved. Such redressive action takes one of two forms, depending on which aspect of face (negative or positive) is being stressed. (Brown et Levinson, 1978, pp. 74-75)
En choisissant de répondre « bien sûr », le locuteur ou la locutrice présente comme sien le désir de l’autre de voir la demande mise à exécution - la manifestation d’une similitude des désirs étant précisément ce que Brown et Levinson appellent « politesse positive ».
2. Surjeu et politesse
Plusieurs approches, donc, convergent vers un bien sûr aux allures de «formule de politesse» prodiguée par un être social soucieux de l’image qu’il donne à voir. Dans les situations susmentionnées, le choix d’un autre marqueur d’accord comme oui, d’accord ou ok serait a priori ressenti comme moins poli, d’un niveau d’engagement moindre de la part du locuteur. Nous émettons dans cette section plusieurs hypothèses pour expliquer cette différence.
Le départ de notre réflexion est d’ordre étymologique. Rey (2000, p. 3704) définit l’adjectif sûr comme «ce qui est considéré comme vrai, indubitable». De par le sémantisme de sûr et la présence d’un bien d’intensification, la locution bien sûr modalise de manière forte, insiste sur le caractère vériconditionnel du contenu propositionnel (CP) sur lequel elle porte, comme si le locuteur (L) disait«CP est bien sûr».
S’agissant toutefois du marqueur bien sûr utilisé en position réactive pour marquer l’assentiment tel que présenté dans les exemples (1) et (2), la forte probabilité de réalisation du contenu propositionnel (CP) se déplace sur celui qui énonce ce contenu.
[…] les adverbes de phrase renvoient à une attitude qui est non pas décrite ou expliquée, mais montrée, jouée. En disant […] bien sûr, je ne présente pas ma certitude, je la montre, je me mets en scène comme plus ou moins assuré de la véracité de certains faits. (Anscombre, 2001, p. 148)
On passe ainsi de:
L dit «CP est bien sûr» (avec un locuteur qui s’efface derrière son énoncé)
Plutôt que d’être restreinte à un moyen pour le locuteur de sauver sa face, l’expression de l’assurance ici à l’œuvre est interprétable comme un acte valorisant la face de l’autre (Face Flattering Act ou FFA), le souhait de rassurer l’autre. Cette conception moins intéressée, moins méfiante, moins « paranoïde » (Kerbrat-Orecchioni, 1996, p. 53) de la relation interpersonnelle correspond aux aménagements que propose Catherine Kerbrat-Orecchioni au modèle de Brown et Levinson :
[Brown et Levinson n’ont] envisagé que les actes potentiellement menaçants pour les faces des interactants, sans penser que certains actes de langage peuvent aussi être valorisants pour ces mêmes faces, comme le compliment, le remerciement ou le vœu. Pour en rendre compte, il est indispensable d’introduire dans le modèle théorique un terme supplémentaire pour désigner ces actes qui sont en quelque sorte le pendant positif des FTAs : ces « anti-FTAs », nous les appellerons des «FFAs» (Face Flattering Acts) […]. (Kerbrat-Orecchioni, 1996, p. 54)
De par l’assentiment particulièrement fort véhiculé par la locution, bien sûr a une plus-value relationnelle. Elle permet au locuteur non seulement de répondre et de faire ce qu’on lui demande - comme ce serait le cas avec oui, d’accord ou ok - mais aussi de se montrer particulièrement « poli ».
Il existe au demeurant une corrélation entre politesse positive (dans les deux acceptions présentées supra) et surjeu. S’agissant de la politesse positive vue comme une attitude d’abord « antimenaçante » et valorisante, Kerbrat-Orecchioni (1996, p. 59) écrit que « si les FTAs ont généralement tendance à être minimisés dans leur verbalisation, les FFAs se prêtent au contraire volontiers à la formulation intensive ». La politesse étant la norme (Kerbrat-Orecchioni, 1996, pp. 60-61), c’est comme si le locuteur voulant « faire poli » ne pouvait se contenter d’une attitude neutre et n’avait d’autre choix que de forcer le trait ! Le caractère a priori poli de bien sûr pourrait ainsi tenir à l‘exagération intrinsèque au sémantisme de la locution.
Le même type de lien est établi chez Brown et Levinson. Décrite par eux comme un ensemble de stratégies (inconscientes ou conscientes) déployées en réaction à des FTAs prenant la forme de l’expression de désirs mutuels, d’un savoir considéré comme partagé, de la création d’une communauté, la politesse repose sur un mouvement de rapprochement (Brown et Levinson, 1978, p. 75) et a trait au familier : « […] positive politeness is the kernel of ‘familiar’ and ‘joking’ behaviour » (Brown et Levinson, 1978, p. 134)5, à la distinction suivante près :
The linguistic realizations of positive politeness are in many respects simply representative of the normal linguistic behaviour between intimates, where interest and approval of each other’s personality, presuppositions indicating shared wants and shared knowledge, implicit claims to reciprocity of obligations or to reflexivity of wants, etc. are routinely exchanged. Perhaps the only feature that distinguishes positive-politeness redress from normal everyday intimate language behaviour is an element of exaggeration […]. (Brown et Levinson, 1978, pp. 106-108)
Dans les situations (1) et (2), l’impression de politesse est peut-être renforcée par le caractère manifeste et visible de l’effort, corrélation que soulignent ces mêmes auteurs : « In general, the more effort S [= the speaker] expends in face-maintaining linguistic behaviour, the more S communicates his sincere desire that H’s [= the hearer’s] face wants be satisfied […] » (Brown et Levinson, 1978, p. 98). En plus de souligner l’adéquation des désirs, bien sûr déploie sur la scène intersubjective ce que celui ou celle qui l’énonce est prêt∙e à faire pour l’autre, à savoir prendre sur soi une action imposée par l’interlocuteur (i. e. qui représente une menace pour sa face négative) et en acceptant cela, à prendre le risque de nuire à sa propre face positive !
L’assentiment marqué inhérent au sémantisme de la locution considérée et la tendance à l’intensification, à l’exagération, à la monstration en cours dans la langue polie justifient de miser sur un certain « potentiel de politesse » du marqueur, qui continuera d’être mesuré tout au long de cette contribution. Charaudeau et Maingueneau (2002, p. 439) définissent la politesse comme « l’ensemble des procédés mis en œuvre pour préserver le caractère harmonieux de la relation interpersonnelle » : à partir d’autres occurrences issues d’un corpus oral récent, notre étude s’attachera à montrer en quoi bien sûr est l’un de ces procédés, mais aussi qu’il a le pouvoir de troubler le rapport qu’entretiennent et construisent les participant∙e∙s au fil de l’interaction. Pour chaque exemple, nous reconstruirons les mécanismes de menaces ou au contraire de mise en valeur de la face de l’autre, ainsi que le travail de figuration qui est donné à voir.
3. Corpus de travail : caractéristiques et méthodologie adoptée
Le corpus de travail regroupe une trentaine d’heures d’enregistrements de conseils de classe réalisés en mai 2021 dans un lycée français. Sa constitution puis son analyse sont partie prenante d’un projet portant sur les marqueurs de discours exprimant l’accord (MDA) en français et en allemand.
Lors de ces réunions présidées par le proviseur, l’équipe pédagogique d’une classe fait le bilan du trimestre : le ou la professeur∙e principal∙e propose une synthèse pour chacun∙e des élèves, que complètent les autres professeur∙e∙s. Y prennent part également deux représentant∙e∙s des parents et deux délégué∙e∙s élèves. La phase d’enregistrement ayant eu lieu dans le contexte sanitaire du Covid-19, ces réunions se sont tenues de manière hybride et certain∙e∙s participant∙e∙s interviennent à distance. Les personnes sur place portent un masque - ce qui, au moins de manière théorique, peut avoir son importance quant à l’analyse de la prosodie et influer sur les relations intersubjectives.
S’agissant des rapports entre analyste, situation d’énonciation considérée et locuteurs à sa source, précisons que nous avons assisté aux dits conseils et qu’hormis certains parents et élèves, nous en connaissions les participants à titre professionnel. Tous avaient donné deux semaines avant le début de la phase de conseils un accord pour enregistrement valant pour l’intégralité de cette phase, mais sans connaître l’objet formel de l’étude, afin de limiter les biais.
Après retranscription à l’aide du logiciel Folker, nous avons établi un relevé manuel des MDA - dont a résulté le constat d’une faible représentation de bien sûr. Un conseil comportant cinq occurrences (dont deux dans la bouche de la même locutrice) fait figure d’exception. Face au nombre d’occurrences global réduit et à l’opportunité de cohérence offerte par ce conseil, nous avons privilégié un travail sur corpus de type qualitatif. La contribution qui suit repose ainsi sur l’analyse de 3h15 d’enregistrements, soit deux conseils de classe de Seconde, de durée sensiblement identique : celui à cinq occurrences dont il a été question (exemples 3 à 7) et un conseil avec une unique occurrence mais qui revêt d’autres fonctions interactionnelles (exemple 8). Les six occurrences sont présentées infra en fonction de leur emplacement dans le tour de parole considéré : trois en position réactive (section 4), puis trois emplois monologiques (section 5).
L’étude des MDA figurant dans le corpus s’inscrit dans un cadre théorique d’analyse de discours. L’approche adoptée est sémasiologique : nous partons d’un terme-pivot (ici, bien sûr), dont nous étudions en situation de communication les fonctions relatives à un contenu propositionnel, à l’organisation des tours et à la progression discursive, ainsi que le comportement vis-à-vis de la relation interpersonnelle.
En raison de l’importance de la dimension intonatoire et prosodique dans l’encodage par le locuteur, le décodage par l’interlocuteur et l’interprétation par l’analyste, les extraits qui suivent sont soumis en versions audio (lien dans la bibliographie) et retranscrite (conventions ICOR 2013). Le format en est relativement long, à dessein : l’interprétation du sens à donner au marqueur se construit à partir du contexte. De la même manière, l’intention de politesse se manifeste « au long cours » et non à travers une formule isolée, en vertu du principe de rationalité6 impliquant une certaine cohérence dans l’attitude et l’action verbale des sujets parlants analysés.7
4. Bien sûr utilisé en position réactive
Dans les lignes précédant immédiatement l’exemple (3), la professeure principale (PP) rapporte un bilan contrasté pour l’élève considéré. Dans la partie retranscrite8, elle défend l’idée que ce bilan est en-deçà du niveau réel de l’élève et plusieurs autres professeurs abondent dans son sens.
Si au tout début de l’extrait, la différence entre bilan du trimestre et niveau réel s’appuie sur quelque chose de mesurable, à savoir une baisse des résultats au fil de l’année, le plaidoyer de la PP prend un tournant affectif. Elle semble avoir à cœur de démontrer aux personnes présentes quelque chose qui relève plutôt de la conviction intime. Elle argumente par une sorte d’évidentialité inversée, en insistant, après chacune des remarques de ses collègues, sur la non-correspondance entre les capacités réelles de l’élève et ce qu’il donne à présent à voir en classe (des résultats chiffrés relativement bas ce trimestre ; « il paraissait limite plus à l’aise que Mehdi et Julien » ; « ça lui ressemble pas »). On assiste à une surenchère dans l’acquiescement, de part et d’autres.
L’intervention du proviseur soumettant les spécialités choisies par l’élève à l’avis du conseil de classe casse le rythme de surenchère. Puis une professeure n’étant pas intervenue jusqu’ici, relance la même idée : « c’est un élève qui a un bon niveau et des capacités mais qui a décroché ». L’intervention apporte de l’eau au moulin de la PP. Entre autres en raison de l’amorce « je pense que », l’énoncé a peut-être été interprété comme une demande de cette locutrice à être rassurée et confirmée dans son diagnostic. La PP y réagit d’abord par un « oui oui » empressé (la réduplication marquant l’engagement émotionnel), puis par un « bien sûr » à l’intonation ascendante, une pause et un « ouais » aspiré, à peine audible.
La locutrice du bien sûrconfirme en présentant la remarque de son interlocutrice comme évidente et relevant du savoir partagé, d’autant que c’est l’idée qu’elle vient de s’évertuer à défendre. Il est possible que ce MDA ait ici une visée rassurante ou coopérative à l’encontre de l’autre et relève de la politesse positive dans la mesure où les deux interlocutrices se rejoignent sur une même conviction.
Tout au long de cet échange de plus d’une minute, la professeure principale semble avoir « donné un peu d’elle-même » pour défendre cet élève avec succès. Le « bien sûr » final, suivi d’un « ouais » à peine audible, comme prononcé pour soi, vont dans le sens de cette satisfaction. On sort là du domaine professionnel, de pratiques de traitement des élèves qui se veulent fondées sur des éléments objectifs tels que les efforts observés ou les résultats chiffrés. On entre dans le domaine des émotions, des convictions, des croyances, de l’intuition, telles qu’un enseignant peut avoir, plus ou moins consciemment, à l’égard de ses élèves. Le chemin parcouru ici par la locutrice à travers le discours est exactement ce que Goffman appelle « garder la face » :
Un individu garde la face lorsque la ligne d’action qu’il suit manifeste une image de lui-même consistante, c’est-à-dire appuyée par les jugements et les indications venus des autres participants, et confirmée par ce que révèlent les éléments impersonnels de la situation. (Goffman, 1974, p. 10)
L’exemple (3) se rapproche des exemples (1) et (2) à plusieurs titres. Il est d’une part envisageable d’y considérer l’énonciation du bien sûr prioritairement comme un FFA, une marque de politesse positive (telle que la définit Catherine Kerbrat-Orecchioni), afin d’être agréable vis-à-vis de l’autre, la situation ne comportant pas de menace manifeste à contrer. D’autre part, bien sûr est la mise en discours d’un arrière-plan commun et antérieur à l’énonciation dont se réclame le locuteur (common ground,Brown et Levinson, 1978, pp. 106-129), aux formes potentiellement multiples dans la langue : en (1) et (2), c’est le désir de l’autre, explicité dans la demande, en (3), il s’agit de la conviction au sujet de l’élève.
L’extrait (4) est un échange entre le proviseur (PRO) et une déléguée des parents d’élèves (D1).9 Nous voyons deux interprétations au « oui bien sûr » qu’elle formule : un travail de figuration pour pallier une menace pesant sur sa face positive ou un simple accusé de réception.
Goffman définit la « figuration » comme
tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même). La figuration sert à parer aux « incidents », c’est-à-dire aux événements dont les implications symboliques sont effectivement un danger pour la face. (Goffman, 1974, p. 15)
Dans la situation considérée, le potentiel « incident » est l’ajout du proviseur sur la nécessité de présenter un test négatif. Dans le contexte sanitaire du moment, cela « va sans dire », fait partie du savoir partagé de tous que quiconque a un test positif au Covid reste chez soi. Le respect de cette règle fait partie des attentes de la société, sous peine de passer pour quelqu’un d’irresponsable. À ces deux titres, la locutrice a des raisons d’être vexée10, d’autant que l’échange se fait en présence d’un auditoire. Le marqueur bien sûr sauve l’honneur et répare l’atteinte faite à sa personne, mais aussi à l’ensemble des parents d’élèves qu’elle représente - par un décalage des « points de vue » (cf.Rabatel, 2012) : elle admet le contenu de l’énoncé du proviseur mais en vertu du trait sémantique que requiert bien sûr « [l’état du monde décrit] renvoie à un savoir partagé » (Anscombre, 2001, p. 156), elle se désolidarise et ne « prend pas en charge » ce contenu (Rabatel, 2012). À l’inverse des exemples précédents, les interlocuteurs s’éloignent ici l’un de l’autre.
De plus, conformément au sémantisme de la locution, répondre par bien sûr, c’est afficher de l’assurance, que Goffman érige en stratégie verbale et non-verbale contre mauvaise figure. Cet assentiment surjoué a moins pour fonction de s’exprimer avec sincérité que de sauver la relation intersubjective. Car protéger sa propre face dans l’interaction, c’est aussi éviter à l’autre de s’en charger et ne pas le mettre dans la gêne d’avoir été blessant : « C’est ainsi que l’assurance est une variété importante de la figuration, car, grâce à elle, une personne peut maîtriser son embarras et, par là, écarter l’embarras que cet embarras pourrait susciter chez les autres ou en elle-même. » (Goffman, 1974, pp. 15-16).
En raison du caractère réflexif de la politesse, il est courant qu’un seul et même acte de langage passé au crible de la grille de lecture de Brown et Levinson relève de la préservation de plusieurs types de face (Goffman, 1974, p. 17). Souvent, l’une domine, a davantage ou urgemment besoin d’être protégée de la menace d’un FTA. Dans l’exemple (4), la politesse est d’abord positive puisqu’il s’agit pour la locutrice de défendre sa face positive. Dans un second temps et par effet de ricochet, elle épargne autant que possible les faces de l’interlocuteur, positive en étouffant l’éventuelle gêne de celui-ci, et négative en ne lui imposant pas de rectifier l’incident.
L’autre manière d’expliquer le recours à bien sûr est le besoin, pour la locutrice, d’accuser réception du message précédent, afin qu’il soit possible de passer à autre chose, la suite de l’extrait dévoilant qu’elle a une autre question à poser. Le blanchiment sémantique visible ici, « une édulcoration de [la] valeur sémantique, compensée par un nouvel apport dans l’interlocution du discours », est l’un des critères permettant de considérer que « bien sûr se comporte comme un marqueur discursif » (Lefeuvre, 2021, p. 2).
L’on pourrait toutefois arguer que puisque la dimension d’assentiment passe à l’arrière-plan, celle ou celui qui y recourt pour la forme uniquement ne prête pas attention à l’autre dans sa singularité, manifeste peu d’égard quant à la pertinence des propos, ne s’engage pas dans la relation intersubjective. Nous avions rapproché dans la section 2 exagération et politesse : inversement, passer rapidement sur ce que dit l’autre, lui consacrer peu de temps est un manque de politesse (Bertrand, 2017, p. 311).
L’exemple (5) est la dernière occurrence d’un bien sûr utilisé en position réactive. Dans les secondes précédant l’extrait, l’équipe pédagogique déplore qu’un élève allophone ne mette davantage de bonne volonté à apprendre le français et qu’il refuse d’admettre ses difficultés. Les professeurs ponctuent le bilan de plusieurs « ben oui » et « ben non », ce « ben » indiquant qu’ils se rendent à l’évidence et renvoyant à l’impasse éducative dans laquelle tous se trouvent.
La manière dont le proviseur énonce que l’on peut devenir ingénieur autrement qu’avec un baccalauréat général relève possiblement de la volonté d’annoncer une information qu’il pense inconnue et surprenante pour son auditoire. Le CPE n’attend pas la fin du tour du proviseur : il tente d’insérer un premier « mais » puis s’impose par « mais je lui ai expliqué tout ça », qui d’une part coupe la parole au président du conseil et d’autre part souligne la non pertinence du propos de ce dernier. Une telle attitude a plusieurs causes envisageables, ne s’excluant pas les unes les autres : soit cela est « autorisé » pour des raisons d’efficacité11 puisqu’il faut poursuivre la réunion, soit le CPE laisse transparaître un agacement vis-à-vis de la situation.
La professeure principale enchaîne par « ben ouais, bien sûr, moi aussi j’en ai parlé avec lui », le « bien sûr » portant sur l’intervention du CPE dans laquelle il met en avant le travail qu’il a déjà réalisé auprès de l’élève, voire également sur l’information apportée juste avant par le proviseur. Par la notion d’évidentialité et l’engagement de la locutrice (cf.Lefeuvre, 2021, p. 4) que « bien sûr » et « ben ouais » véhiculent conjointement, la professeure principale manifeste qu’elle aussi a pris l’initiative de parler à l’élève. Peut-être se sent-elle menacée dans sa compétence professionnelle, comme la déléguée des parents a pu se sentir mésestimée dans l’extrait (4). La professeure principale diminue les mérites du CPE en lui contestant l’originalité de cette initiative pédagogique et se hisse au même niveau de professionnalisme que lui, comme en témoigne l’ajout « moi aussi ».
Il est à noter que la locutrice de ce « bien sûr » est la même que celle de l’exemple (3). L’analyse de l’exemple (3) établissait un lien entre ce marqueur et un engagement affectif dans l’assentiment. Les deux interlocutrices s’y rapprochaient. L’exemple (5) conserve une dimension affective, mais ce ne sont pas de particulièrement bons sentiments qui animent désormais l’interlocutrice. En disant « bien sûr », elle recherche la réhabilitation dans cette réunion pédagogique, qu’elle construit dans l’opposition à son interlocuteur. Se fait jour une relation de concurrence. Comme l’observe en effet Goffman (1971, p. 24), la « figuration » est aussi un « moyen d’agression » : « tout procédé figuratif habilité à neutraliser une certaine menace ouvre la possibilité de voir cette menace suscitée intentionnellement, s’il est possible d’en retirer sûrement un bénéfice ».
Dans les deux derniers exemples analysés, la déléguée des parents en (4) et la professeure principale en (5) entérinent avec bien sûr le caractère présupposé et partagé de l’information : « le test doit être négatif pour que les enfants aient le droit de retourner au lycée » en (4) et « les difficultés rencontrées par l’élève considéré impliquent que l’équipe pédagogique parle avec lui » en (5). Mais cette base commune de connaissances et principes de travail n’évolue pas vers un sentiment d’appartenance ou de communion, comme cela a pu être le cas en (3). Au contraire, elle est un tremplin pour prendre ses distances, ne pas assumer ce que dit l’autre.
5. L’emploi monologique de bien sûr : la concession au service de la politesse
Le corpus comporte une séquence particulièrement intéressante constituée de l’exposé que réalise la seconde représentante des parents (D2) à partir des remontées des familles dans l’exemple (6), puis de la réaction de la professeure de français (FRA) dans l’exemple (7).12 Chacun de ces deux moments comporte un bien sûr monologique, introduisant une concession :
Dans ce cas bien sûr fonctionne comme un marqueur discursif inséré dans le discours. Il permet au locuteur de renforcer la validité de son propre discours ou bien de présenter un segment de son discours comme relevant d’un consensus partagé par les locuteurs en présence. (Lefeuvre, 2021, p. 6)
En (6), la représentante des parents se trouve dans une situation délicate vis-à-vis de l’équipe enseignante, en particulier de la professeure de français. Elle a conscience que son propos pourrait froisser son interlocutrice, comme en témoignent ses hésitations répétées. Lorsque l’estimation du risque de faire perdre la face est très élevée, la stratégie qui prévaut chez Brown et Levinson (1978, p. 65) est de ne pas réaliser l’acte dangereux (« Don’t do the FTA »). En sa qualité de représentante, elle n’a pourtant d’autre choix que de s’y livrer, tout en déployant de gros efforts de politesse, consistant à limiter l’effet de reproche.
Cela passe par la création d’une certaine proximité entre interlocutrices. Le hein phatique de la dernière ligne y contribue, tout comme, précisément, la concession véhiculée par bien sûr. L’énoncé concessif rapproche les interactantes en vertu de la polyphonie, parce qu’il laisse s’exprimer plusieurs voix chez une seule et même locutrice.13 Ici, la représentante des parents anticipe, énonce ce que la professeure de français pourrait répondre, à savoir que les élèves ont fait durant l’année des exercices se rapprochant de la dissertation.
Les marques de politesse prennent des formes multiples dans le discours de la représentante, mais s’échelonnent aussi sur plusieurs niveaux de textualisation : le contenu de la concession en lui-même est valorisant puisqu’il dévoile une certaine estime portée au travail de cette professeure en cours de français. En outre, la locutrice s’affiche ici en être doté de rationalité, discernement et mesure, dont la critique n’est ni gratuite ni infondée.14
La professeure de français prend ensuite la parole (exemple 7) et poursuit le travail conjoint de figuration en se chargeant personnellement de la formulation du reproche à son propre égard (« c’était un choix de ma part, même s’il peut être contestable ») et en « épargnant » ainsi à l’autre cette tâche ingrate. Elle sauve sa face en faisant amende honorable.15
Néanmoins, elle ne peut pousser à l’extrême un discours qui donnerait raison à l’autre et accepterait de manière inconditionnelle la critique (sous peine de remettre en péril sa propre face positive !) : c’est là que bien sûr joue tout son rôle. Par le trait sémantique du présupposé, il permet à la locutrice de poser les conditions16 (à savoir disposer de cinq heures de français par semaine) dont dépend ce qu’elle aurait pu faire avec les élèves, tout en faisant comme si cette condition allait de soi.17 On rembobine enfin le film de la chaîne parlée : cette condition de cinq heures de français par semaine n’a pas été réalisée → le contenu du reproche initial de la représentante des parents est sans fondement → le reproche en tant qu’activité énonciative n’est plus → la professeure de français sort la tête haute de cet échange.
Cette manière d’avancer et d’agencer les différents éléments constitutifs de son propos, de circonstancier son propre discours comme un raisonnement logique mais à partir de prémisses fausses (donc sans aucune garantie de validité de la conclusion), relève de ce qu’Odile Schneider-Mizony (2018, p. 158) appelle « véridiction métacommunicationnelle ». Il semble que ce procédé a sa place en analyse de la politesse linguistique en contribuant à « préserver le caractère harmonieux de la relation interpersonnelle » (Charaudeau et Maingueneau, 2002, p. 439). En effet, « il faut aussi bien soupçon que volonté polémique pour entreprendre de renverser quelque chose dont l’interlocuteur se sert comme d’une vérité » (Schneider-Mizony, 2018, p. 161).
Le dernier extrait est comparable à plusieurs égards à l’exemple (6) : bien sûr y est utilisé de manière monologique et le contenu de la concession est une anticipation des propos de l’auditoire.18
Si en (6) cette anticipation visait à limiter l’affront de la remarque « ils n’ont fait aucune vraie dissertation », elle comble ici un silence embarrassant tout le monde : « Il convient d’éviter les trop longs silences, car ils risquent de trahir que l’on n’a rien en commun, ou que l’on est incapable de trouver quoi se dire » (Goffman, 1974, p. 35). L’absence de réaction des collègues pourrait laisser penser à ce professeur que sa remarque n’a pas été jugée pertinente : pour d’une part écourter cette position de mauvaise figure devant un auditoire nombreux, l’urgence est de prolonger son propre tour. Le recours à « bien sûr » ressert un lien intersubjectif (dont le locuteur s’est peut-être figuré, en se fiant à ce silence, qu’il s’était distendu) et manifeste que « si, on a bien quelque chose en commun », qui prend ici la forme d’un présupposé. À la différence de l’exemple (7) dans lequel le présupposé véhiculé par bien sûr servait à l’argumentation de la professeure face à un reproche, il semble que le présupposé en (6) soit moins sujet à caution en matière d’éthos puisque c’est d’abord l’intention de politesse et l’effort déployé qui comptent, auxquels le locuteur espère que les autres seront sensibles.
En faisant suivre l’idée par laquelle il prolonge son tour (« y a des si ») d’un « bien sûr », il dévalorise du reste légèrement son propre discours en le présentant comme anodin. Cela participe d’un plus large processus de politesse de type négative (la politesse négative se fondant sur l’évitement) à l’œuvre ici : le locuteur n’ose s’imposer et doit se reprendre pour entrer définitivement sur la scène énonciative, il attire l’attention par « si je peux me permettre ». Ce faisant, il protège également la face positive des autres en évinçant rapidement l’affront qui vient de lui être fait, en leur évitant d’avoir à le réparer et en leur en épargnant un nouveau s’ils osaient lui dire que dans sa remarque, « il y a des si ». Relativement à l’organisation de l’interaction enfin, bien sûr « fonctionne ici comme un indice de clôture » (Lefeuvre, 2021, p. 9) qui donne avec discrétion une nouvelle possibilité aux co-locuteurs de se saisir du prochain tour de parole.
6. Conclusión
Le point de départ de cette étude sur les liens entre le marqueur discursif bien sûr et la politesse linguistique a été fourni par deux échanges du quotidien, dont le premier énoncé est une demande d’une locutrice A à B et le second la réponse favorable en « bien sûr » de B à A. Après avoir caractérisé les modèles de politesse linguistique (positive et négative) et les concepts de FTA puis FFA que Brown et Levinson, puis Kerbrat-Orecchioni, élaborent à partir de l’idée fondamentale de « face » et le perpétuel « travail de figuration » indispensable à la vie en société selon Goffman, nous avançons que le bien sûr de ces deux situations était une formule de politesse positive avec laquelle B redort son blason auprès de A, mais aussi, dans une vision plus optimiste des rapports humains, désire lui être agréable. Les explications à la dimension de politesse visiblement inhérente à la locution sont à chercher du côté de l’étymologie et de la morphologie en bien + sûr (expression d’un fort assentiment, d’une forte probabilité, de l’évidentialité, valeur d’intensification), mais aussi dans une corrélation observée entre politesse et hyperbole.
L’étude d’autres occurrences de bien sûr dans un corpus oral récent constitué d’enregistrements de conseils de classe en lycée a restitué le rôle joué par et autour de l’occurrence de bien sûr, dans la préservation, voire la valorisation ou, à l’inverse, la mise en danger des faces en présence.
Force est de constater que les six occurrences du corpus tirent leur puissance pragmatique de la mise en discours et mise en évidence de quelque chose de présupposé et commun aux interactants : des désirs en (1) et (2), une conviction intime en (3), une adhésion aux mêmes principes de travail et de vie en société et la connaissance des réalités scolaires de (4) à (8), des points de vue énonciatifs dans la concession (exemples monologiques 6 à 8).
Mais ce sont les intentions communicationnelles du locuteur (dans la perspective de l’analyste du discours) ou la psychologie de l’individu (dans une conception plus sociologique de l’usage de la langue en général et la politesse en particulier) se cachant derrière ce présupposé - en somme, ce que celle ou celui qui énonce le présupposé en fait - qui constitueront la spécificité sémantique et pragmatique du bien sûr considéré. Ainsi, les emplois diffèrent selon le mouvement intersubjectif que le marqueur amorce, un rapprochement ou à l’inverse une prise de distance, aux manifestations variées dans le corpus. Le rapprochement y relève de la « politesse positive » au sens de Kerbrat-Orecchioni dans les exemples (1) à (3), est l’expression d’une certaine estime de l’autre en (6) ou participe du principe de collaboration dans l’organisation des tours de parole en (8). La prise de distance y est associée à la concurrence en (5), à la remise en question de l’autre en tant que professionnel ou être humain dans les exemples (4) à (7), à une non-adhésion, voire une déconstruction des propos de l’autre en réaction à une menace forte telle la vexation imaginable en (4) et le reproche en (7).
Resumé:
Main Text
1. Introduction
2. Surjeu et politesse
3. Corpus de travail : caractéristiques et méthodologie adoptée
4. Bien sûr utilisé en position réactive
5. L’emploi monologique de bien sûr : la concession au service de la politesse
6. Conclusión